À la fin de mon parcours universitaire à Tunis, un autre rêve s’imposait à moi, celui d’aller en France. C’était un pays que je connaissais sans vraiment le connaître, mais que j’aimais déjà, inconsciemment. Sa langue m’ayant bercée dès mon plus jeune âge, comment aurait-il pu en être autrement ? Devant les dessins animés en français, je m’appliquais à en comprendre chaque mot à une époque où il n’y avait pas encore de sous-titrage. Dans mon cas, on peut parler d’un rêve français. Pour moi, la France a toujours représenté la liberté — et surtout la liberté d’expression. Elle représentait aussi l’égalité entre toutes et tous. Sa devise, « Liberté, égalité, fraternité », résonnait en moi comme un appel, comme la promesse d’un monde meilleur. Elle me semblait l’idéal de ce que la société pouvait être, et de ce que les hommes et les femmes devaient être les uns pour les autres. En 1996, ce rêve allait devenir réalité. Avec mon diplôme d’ingénieur en poche, je franchis une nouvelle étape de ma vie : quitter pour la première fois le Maghreb pour poser mes valises en Europe, à Strasbourg d’abord, puis à Nancy. Un exil, un apprentissage, une nouvelle vie qui commençait.
Mon premier contact avec la France fut Strasbourg. Mon avion y atterrit un jour de fin août 1996. C’était la France, mais aussi l’Europe : une ville carrefour, riche de son histoire et de ses allers-retours entre la France et l’Allemagne. En cette fin d’été, je découvrais une cité majestueuse, attachée à ses traditions.
Quelques mois plus tard, j’y revins pour découvrir pour la première fois le marché de Noël. Les chalets illuminés, les effluves de vin chaud et de cannelle, les façades à colombages décorées de guirlandes, la foule emmitouflée dans l’air glacé : j’avais l’impression de pénétrer dans un conte. Strasbourg révélait à travers cette fête un mélange unique de ferveur populaire et d’identité locale, qui m’impressionna véritablement.
Strasbourg me rappelait ma ville natale, Oujda, également frontalière et métissée. Comme elle, Strasbourg a transformé ses contrastes et ses blessures en force. Ce sentiment de familiarité a instauré immédiatement un lien invisible. Depuis, chaque retour en Alsace ravive en moi l’émotion de ce premier atterrissage : cette région reste une terre de mémoire intime, ma porte d’entrée vers la France.
De Strasbourg, je rejoins Nancy, véritable destination de mon voyage. En septembre 1996, je posais mes valises à l’ENSAIA, l’École Nationale Supérieure d’Agronomie et des Industries Alimentaires. J’y arrivais sans famille, sans réseau, avec tout à créer.
Trouver un logement, accomplir les formalités, apprendre à connaître la ville sans portable ni GPS : tout reposait sur l’observation, l’instinct, l’audace de demander son chemin. Avec le recul, je mesure combien ce décalage avec notre époque ultra-connectée a forgé ma confiance : j’ai découvert que je pouvais m’adapter et trouver ma place même en partant de zéro.
Nancy fut aussi une immersion culturelle. Je découvrais la place Stanislas, les musées, l’ambiance étudiante, mais aussi des droits que je n’imaginais pas : APL, sécurité sociale, carte vitale… Avoir accès, en tant qu’étudiante étrangère, aux mêmes protections qu’un étudiant français me paraissait inimaginable. Je n’ai jamais vu cela comme un acquis, mais comme un cadeau précieux. Cette reconnaissance a ancré en moi un sentiment viscéral : la France m’avait adoptée avant même que je ne sois en mesure de l’adopter à mon tour.
C’est aussi à Nancy que je connus la magie de la Saint-Nicolas. En décembre, la ville s’illuminait, les rues résonnaient de fanfares et de cortèges, les enfants attendaient leurs friandises avec des yeux émerveillés. Pour moi qui découvrais cette tradition, c’était une autre porte d’entrée dans l’âme lorraine : une fête chaleureuse, populaire, qui faisait battre le cœur de la ville entière. Elle complétait le souvenir du marché de Noël de Strasbourg, inscrivant en moi une mémoire festive et affective de l’hiver français.
À l’ENSAIA, je choisis la spécialité Bioprocédés et Biotechnologies Alimentaires. Un projet européen mené avec trois industriels fut mon initiation à la vie professionnelle. Longues journées et nuits au laboratoire, exigence de résultats fiables : j’y appris la discipline scientifique et la valeur de la confiance donnée par mes directeurs de thèse et ses financeurs.
La vie étudiante n’était pas toujours simple : peu de moyens, parfois des week-ends de solitude lorsque mes camarades rentraient chez leurs familles. Mais ces moments furent aussi des occasions de me construire. Le sport me donnait de l’énergie, le cinéma devint mon rituel hebdomadaire, une échappatoire et une respiration.
Je vécus mes premiers hivers rigoureux : la neige et le verglas de Brabois m’apprirent à conduire autrement, à garder mon sang-froid lors des « glissades » dans les rues pentues des hauteurs de Nancy. Je fis aussi mes premières descentes à ski dans les Vosges, maladroites mais joyeuses. Et je découvris, un soir de réveillon à –16 °C, ce que signifiait vraiment s’adapter à un autre climat.
Mes premières années en France furent aussi enrichies par de précieuses rencontres humaines. Des collègues tunisiens créaient un fil de continuité avec mes racines. Je me fis aussi des amis libanais qui m’emmenèrent plus tard découvrir leur pays, le Liban, cette « belle défigurée » par les guerres mais habitée d’une énergie et d’une résilience incroyables.
Cette rencontre avec le Liban et son peuple m’a permis de comprendre pleinement le sens du mot résilience. Mes amis libanais étaient catholiques, d’autres que je côtoyais plus tard durant ma thèse étaient musulmans. Cette diversité religieuse, loin d’être une barrière, me montrait au contraire la richesse d’un pays qui portait en lui le souvenir de toutes les grandes spiritualités.
Le Liban est un berceau des religions, et malgré la folie des hommes, il a su laisser au cœur de ses habitants quelque chose de plus grand : le Liban lui-même, en partage. Ce qui les unissait, au-delà des cicatrices d’une guerre civile fratricide de plus de quinze ans, c’était l’amour de la patrie — ce ciment sans lequel aucune nation ne peut tenir debout.
En cela, j’identifiais le Liban à mon propre pays d’enfance et à mon école publique marocaine. J’y avais appris qu’il existe des valeurs plus grandes que soi, qu’aimer son pays et respecter ses différences sont des leçons fondatrices. Voir ces échos résonner à Beyrouth m’a profondément marquée : c’était comme si mes racines trouvaient là un miroir lointain, confirmant que la diversité peut être une force lorsqu’elle est portée par l’attachement à une même terre.
Lors de mon voyage à Beyrouth, je découvre une ville blessée mais vibrante. Les immeubles portent encore les cicatrices des balles, mais les rues sont pleines de couleurs, de rires et de musiques. Un soir, autour d’un repas généreux partagé avec mes amis libanais, un habitant me confie : « Ici, nous avons appris à vivre malgré tout, parce que nous n’avons pas le choix. » Cette phrase résumait à elle seule la résilience de tout un peuple.
Ainsi, Nancy fut bien plus qu’un lieu d’études : ce fut l’apprentissage de l’autonomie, de la rigueur scientifique, mais aussi une ouverture culturelle et humaine inestimable. Strasbourg m’avait introduite à l’Europe des traditions ; Nancy m’a ancrée dans la France des savoirs et des fêtes populaires. Deux étapes fondatrices, deux villes charnières de mon parcours, qui allaient me préparer à la suite de mon chemin.
À Nancy, je découvre aussi une autre réalité, bien différente de mes amphithéâtres et de mes laboratoires : celle de la pauvreté en France. J’avais choisi de donner un peu de mon temps aux Restos du Cœur, convaincue que l’engagement citoyen ne s’arrête pas aux frontières de la salle de classe. Un jour, alors que j’assure l’accueil des bénéficiaires, je remarque une voiture élégante qui se gare devant l’entrée. À l’intérieur, un homme en costume-cravate reste immobile, le regard perdu. De longues minutes passent avant qu’il ne trouve la force de descendre. Quand enfin il franchit timidement le seuil, je découvre un homme brisé par la vie, mais digne.
Au fil de notre échange, il me raconte son histoire, hélas ordinaire dans ses tragédies : un divorce, puis la perte de sa maison, de la garde des enfants, et enfin de son travail. Il vivait désormais dans sa voiture, ultime vestige de sa vie d’avant. Les Restos du Cœur étaient devenus pour lui le dernier refuge, le seul endroit où il pouvait encore trouver un peu de chaleur humaine.
Le souvenir de cette rencontre est encore très net, tant elle m’a remuée. J’avais grandi en pensant que la pauvreté était ailleurs, dans des pays lointains ou dans les quartiers défavorisés de mon enfance au Maroc. Mais là, en France, je découvrais qu’elle pouvait toucher n’importe qui, à n’importe quel moment, même un homme qui avait porté un costume et occupé une place respectable dans la société. Ce jour-là, j’ai compris que la précarité n’avait pas de visage préétabli et qu’elle pouvait bouleverser des trajectoires en apparence solides.
Avec le recul, je crois que cette expérience a façonné une part de mon engagement futur : l’idée qu’aucune politique, aucun projet de société ne peut être juste s’il ne prend pas en compte les plus fragiles. Cet homme en costume-cravate, qui tentait de sauver sa dignité envers et contre tout, m’a appris que la pauvreté ne définit jamais une personne.
À Nancy, durant ma thèse et mon poste d’ATER (Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche), je découvris un autre plaisir inattendu : celui d’enseigner. Me retrouver face à des étudiants, leur expliquer des concepts, répondre à leurs questions, corriger leurs travaux, réveillait en moi des réflexes anciens. C’était comme lorsque, enfant, j’aidais ma sœur et mon petit frère à faire leurs devoirs, assumant déjà ce rôle de deuxième maman.
La transmission des connaissances devint très vite une passion. Elle me donne aujourd’hui encore le sentiment d’accomplir quelque chose d’utile. Je crois que c’est aussi une manière pour moi de conjurer le destin de ma mère, qui avait souffert toute sa vie d’avoir été privée de scolarité. Enfant, elle regardait ses voisines partir à l’école par la petite fenêtre de la maison, tandis qu’elle était condamnée aux tâches ménagères pour aider la femme de son père. Toute sa vie, elle a gardé cette frustration comme une blessure secrète. Peut-être qu’en enseignant, j’accomplis pour elle un rêve qu’elle n’a pas pu vivre. J’ai la chance de pouvoir transmettre ce qu’elle aurait aimé recevoir. Et cette idée renforce ma conviction que l’éducation est une arme puissante, une clé qui libère.
Après ces années à Nancy, j’eus le désir d’explorer d’autres horizons. Mon chemin me mena plus au sud, vers de nouvelles étapes, découvertes, et responsabilités.
À la fin de l’année 2002, je posai mes valises à Lyon. Nouvelle ville, nouveau défi. C’est là que je fondai ma famille et que je poursuivis mon parcours scientifique à travers un post-doctorat à l’École Centrale de Lyon.
Ce fut un véritable changement de cap. Mon sujet de recherche ne portait plus sur mon domaine de prédilection, l’agroalimentaire, mais sur l’innovation technologique dans le domaine de la santé. Passer d’un univers à l’autre demandait de l’audace, de la rigueur et beaucoup d’humilité. Mais je découvris aussi que l’innovation est un langage universel : qu’il s’agisse de nourriture ou de santé, elle reste une quête pour améliorer la vie des hommes.
Lyon, c’était aussi une ville à la personnalité unique, rythmée par ses traditions. Je fus émerveillée par la fête des Lumières, chaque 8 décembre, lorsque les façades s’illuminaient de milliers de bougies, la ville entière devenant un théâtre lumineux et poétique. Cette communion populaire, à la fois festive et spirituelle, me rappelait combien une ville peut vibrer à l’unisson et inscrire ses habitants dans une histoire commune.
Et puis, en 2004, un autre bouleversement vint donner un sens nouveau à mon existence : la naissance de mon premier enfant. Ce fut la fin de l’insouciance, celle de ne penser qu’à soi. J’étais devenue maman, pour de vrai cette fois-ci. Porter la responsabilité d’un autre être humain change tout : chaque décision, chaque geste se charge d’une gravité nouvelle. La vie prenait une autre dimension, plus vaste, plus exigeante, mais infiniment plus belle. Être mère, ce n’était pas seulement un rôle, c’était un apprentissage quotidien : apprendre à aimer autrement, à se décentrer de soi, à porter un regard nouveau sur le monde.
L’année 2004 restera à jamais gravée dans ma mémoire pour une autre raison. Ce fut l’année de ma naturalisation française. Je reçus un courrier signé de la main du Président Jacques Chirac — certes, une signature numérisée, mais qu’importe : le symbole était immense. Moi, la petite fille d’Oujda, pleine de rêves, qui avait grandi en se passionnant pour les débats télévisés, se retrouvait reconnue par la République française comme l’une des siens. Je me souvenais des échanges passionnés entre Chirac et Mitterrand, que Michèle Cotta arbitrait, ou encore du plateau de 7 sur 7 animé par la brillante Anne Sinclair. Ces joutes oratoires, cette force du verbe, m’avaient fascinée adolescente. Et voilà que ce même président m’accueillait, par sa plume, dans la communauté nationale.
Ce moment fut pour moi une consécration. La France n’était plus seulement ma terre d’adoption affective, elle devenait aussi ma patrie légale. Une double appartenance s’inscrivait désormais en moi, et je mesurais toute la chance et toute la responsabilité qui en découlaient. J’avais enfin la même nationalité que ma fille ! Je garde encore ce courrier précieusement, comme un souvenir tangible de l’émotion ressentie ce jour-là.
Mais Lyon fut aussi le lieu de certaines désillusions. J’y découvris une autre facette de la France, plus sombre, entachée par la violence de certains quartiers dits « coupe-gorge ». Moi qui avais idéalisé ce pays comme un havre de liberté et de respect, je réalisai qu’il avait aussi des zones d’ombre. On me mettait en garde : « Ne t’y attarde pas, évite d’y passer seule le soir ».
J’avais déjà connu les contrastes sociaux au Maroc, entre richesse ostentatoire et pauvreté criante. Mais ici, dans ce pays que je m’apprêtais à faire mien, je prenais conscience d’une autre fracture, celle qui traversait une partie de la jeunesse et de certains territoires. Je refusais de réduire cette jeunesse à un statut de victime. Car la responsabilité est souvent partagée : celle des institutions qui ferment les yeux, des familles parfois dépassées, mais aussi de choix individuels qui doivent être assumés. La réalité était complexe, faite d’histoires tragiques mais aussi de manquements collectifs.
Un épisode en particulier fut pour le moins traumatisant. Enceinte de ma première fille, presque à terme, je décide de m’offrir une séance de cinéma à la Part-Dieu. Dans la salle, un groupe de jeunes filles s’installe au premier rang. Soudain, sans raison, elles se mettent à jeter des pop-corns tout en se moquant bruyamment des spectateurs. C’est gratuit et absurde ; j’assiste, stupéfaite, à une scène que je n’aurais jamais imaginée possible dans un cinéma. Voyant que personne ne réagit, je finis par leur demander de se taire lorsque le film commence. À la fin de la séance, alors qu’elles passent près de moi, l’une d’elles m’insulte et lance d’un ton menaçant : « On t’attend ! ». Jamais je n’avais ressenti une telle violence, d’autant plus que je portais la vie en moi. Dans ce moment de tension, un jeune homme, spectateur comme moi, s’avance et me propose de ne pas sortir seule. Geste simple mais courageux, qui exprimait sa révolte silencieuse face à ce qu’il venait de voir et d’entendre.
Ce jour-là, j’ai compris le vrai sens du mot laxisme. Car ces jeunes filles ne se seraient jamais permis un tel comportement si elles avaient été rappelées à l’ordre, sanctionnées, expulsées de la salle ou si l’ensemble des spectateurs avait élevé la voix d’un seul bloc. Cette scène m’a profondément choquée : elle disait autant l’échec de l’autorité que la puissance de l’indifférence.
À Lyon, je perfectionnais aussi ce que j’avais commencé dans les Vosges : le ski. Les Alpes, montagnes majestueuses, m’offraient des défis d’une hauteur nouvelle. Apprendre à dévaler leurs pentes, tomber et se relever, continuait de m’enseigner la persévérance.
Enfin, Lyon fut une étape décisive dans ma carrière : j’y obtins ma qualification au concours de Maître de conférences. Pendant trois ans, entre 2002 et 2005, je sillonnais les routes de France, passant entretien après entretien. Toujours classée deuxième ou troisième, jamais première. De quoi semer le doute : le travail acharné et le mérite suffisent-ils toujours ?
De cette période de doutes, je saisis une opportunité inattendue : une formation en qualité. Sur le moment, ce choix me parut presque secondaire, mais il allait peser lourd dans la suite de mon parcours.
Ainsi, Lyon fut pour moi une ville pleine de contrastes. Elle m’apporta l’épanouissement familial, l’élargissement scientifique, la France qui m’avait prise sous ses ailes, mais aussi une conscience plus lucide des fragilités de la société française. Une étape charnière, où mes certitudes s’ébranlèrent mais où mes fondations se consolidèrent, entre ombres et lumières.
Alors que je m’apprêtais à quitter Lyon, je savais que je n’étais pas encore au bout du chemin. Le travail, les entretiens passés, les échecs répétés m’avaient préparée à ce moment décisif. Laval allait bientôt entrer dans ma vie, d’abord comme une destination professionnelle, puis comme une ville d’ancrage, un territoire que je n’avais pas choisi mais qui allait, par un concours de circonstances, me choisir. Ce que j’ignorais encore, c’est que cette rencontre allait se jouer au milieu de l’un des moments les plus intenses de mon existence : la naissance de mon deuxième enfant.
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À la fin de mon parcours universitaire à Tunis, un autre rêve s’imposait à moi, celui d’aller en France. C’était un pays que je connaissais sans vraiment le connaître, mais que j’aimais déjà, inconsciemment. Sa langue m’ayant bercée dès mon plus jeune âge, comment aurait-il pu en être autrement ? Devant les dessins animés en français, je m’appliquais à en comprendre chaque mot à une époque où il n’y avait pas encore de sous-titrage.