Je suis née à Oujda, à l’est du Maroc, deuxième d’une fratrie de quatre enfants. Oujda, ville frontière, est un carrefour de cultures et d’influences, tournée vers l’Algérie toute proche. Je garde en mémoire ses souks, bruissant de vie, les ruelles parfumées d’épices, et Bab ElOuehab, porte majestueuse par laquelle nous passions souvent, symbole d’une ville toujours en mouvement.
Oujda n’est pas une ville comme les autres. Située à l’extrême est du Maroc, à quelques kilomètres seulement de la frontière algérienne, elle a toujours été une terre de passages, un carrefour. Frontière géographique, certes, mais surtout frontière culturelle et historique, où se sont entremêlées des influences multiples.
Ici, les familles portaient en elles le métissage ; Berbères et Arabes cohabitaient, et la proximité de l’Algérie apportait son empreinte oranaise jusque dans nos assiettes et nos musiques. Oujda fut aussi une terre d’accueil pour les exilés andalous, qui y laissèrent la trace indélébile de la musique gharnatia. Elle connut enfin la présence française durant le protectorat et resta longtemps une base arrière de la lutte pour l’indépendance marocaine et algérienne.
Cette ville-frontière vivait donc de contrastes et de mélanges. Dans les souks, les accents algériens se mêlaient aux intonations marocaines ; dans les mariages, le raffinement d’un orchestre gharnati croisait la vitalité du raï ou les chants chaâbi. À Oujda, rien n’était pur, rien n’était unique : tout était mélange.
C’est pourquoi on peut déjà parler, bien avant que le mot ne devienne courant, de multiculturalisme. Il n’était pas un concept théorique, mais une réalité quotidienne, vécue dans les familles, les musiques, les marchés, les repas partagés. C’est ce multiculturalisme qui a façonné l’histoire d’Oujda et à travers elle, ma propre identité.
Ma famille à elle seule reflétait ce brassage qu’incarnait Oujda. Ma mère descendait plutôt de lignées berbères, attachées à la terre, aux traditions anciennes et à une culture de résilience transmise depuis des siècles. Mon père, lui, venait d’une famille d’origine arabe, imprégnée par la langue, la mémoire des grandes dynasties et un rapport plus affirmé à l’autorité et aux règles.
En moi, ces deux héritages se mêlaient déjà, bien avant que je ne sache les nommer. J’étais à la croisée de deux mondes qui, loin de s’opposer, s’enrichissaient mutuellement. Ce mélange façonnait mon identité intime : j’apprenais sans le savoir à naviguer entre plusieurs cultures, à reconnaître leur valeur et à chercher des ponts plutôt que des murs.
Oujda n’était pas seulement une ville de passages et de brassages culturels : elle fut une ville de résistances. Au fil des siècles, elle fut convoitée par les grandes puissances régionales. Les dynasties marocaines s’y succédèrent, l’intégrant tantôt fermement, tantôt la délaissant. Mais elle demeura toujours une porte stratégique à l’est du royaume.
Face aux Ottomans, qui conquirent une grande partie de l’Afrique du Nord, Oujda joua un rôle de rempart. Les armées venues d’Alger, soutenues par Istanbul, ne réussirent jamais à franchir durablement ses portes. La ville resta marocaine, malgré les assauts répétés.
Ce passé a forgé dans la mémoire collective une fierté particulière : celle d’avoir tenu tête aux empires, d’avoir été une frontière vivante, un bouclier qui protégeait le royaume. Peut-être est-ce de là que vient ce caractère oujdi : travailleur, fier, attaché à la parole donnée. Une identité forgée dans la confrontation mais tournée vers la dignité.
Oujda, comme beaucoup de villes marocaines, a longtemps abrité une communauté juive importante. Ils vivaient dans leur quartier, le mellah, mais leurs activités et leur savoir-faire les mettaient en contact permanent avec l’ensemble de la population. Bijoutiers, commerçants, artisans : ils faisaient partie intégrante de la vie économique et culturelle.
Enfant, j’entendais souvent parler de ces familles qui avaient vécu là depuis des générations, qui connaissaient les mêmes rues, les mêmes souks, qui partageaient les mêmes musiques. Certains musiciens juifs ont contribué à préserver et à transmettre la musique andalouse et gharnatia.
Leur départ, dans les années 1950 et 1960, changea la ville. Oujda perdit une partie de son âme, une part de ce multiculturalisme qui la définissait. Cette mémoire juive d’Oujda reste pour moi un symbole : celui d’un vivre-ensemble possible, fragile mais réel, qui a façonné ma ville natale.
Mon enfance fut marquée par la figure de ma mère. Femme complexe, tour à tour tendre et dure, elle était elle-même une enfant blessée. La perte de sa propre mère à l'âge de cinq ans fut un drame qui la laissa à jamais fragilisée. Cette absence originelle se transforma en cicatrice invisible, en déséquilibre émotionnel qu’elle porta comme un fardeau. Adulte, elle était tour à tour méfiante, inquiète, exigeante… et aimante à sa manière, dans un registre parfois difficile à comprendre pour l’enfant que j’étais.
De cette relation, je garde l’image d’une mère qui pouvait se montrer sévère sans que j’en saisisse toujours la raison. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que ce n’était pas par manque d’amour, mais parce qu’elle-même était déchirée entre ses démons intérieurs et son instinct maternel protecteur. J’étais simplement à portée de sa main, réceptacle d’une douleur qu’elle ne savait exprimer autrement.
Pourtant, au cœur de cette complexité, ma mère a semé en moi les graines les plus précieuses. Elle ne savait ni lire ni écrire, mais elle possédait une intelligence intuitive et une force intérieure hors du commun. Elle répétait souvent deux phrases qui résonnent encore aujourd’hui en moi comme des mantras :
— « Tu dois travailler et aller le plus loin possible dans les études pour ne jamais dépendre de personne. »
— « Ne regarde jamais celui qui est au-dessus pour ne pas te tordre le cou, mais regarde plutôt celui qui est en bas et tends-lui la main. »
Ces paroles, simples en apparence, contenaient toute une philosophie de vie. Elles me rappellent combien, malgré ses propres fêlures, ma mère voulait que nous, ses enfants, nous construisions un avenir meilleur.
Elle me poussa très tôt à faire du sport. Alors qu’elle rêvait que je joue au tennis comme mon grand frère, c’est dans la natation que j'ai trouvé mon équilibre. Elle voulait que je sois forte, que je me dépasse, et à travers ces activités physiques, elle m’a transmis, sans le savoir, une manière de canaliser mon énergie et mes émotions.
Le paradoxe de ma mère, c’est qu’en me bousculant parfois avec dureté, elle m’a appris à me battre. En me transmettant sa soif d’apprendre alors qu’elle n’avait jamais mis les pieds à l’école, elle a inscrit en moi un amour indéfectible pour les études. Et en répétant sans relâche que l’on n’est rien sans dignité ni indépendance, elle m’a donné l’une des plus grandes forces d’une femme : celle de ne pas céder, de continuer à avancer, coûte que coûte. C’est peut-être dans cette contradiction entre l’ombre et la lumière que réside l’héritage le plus profond qu’elle m’ait laissé. Une manière de voir la vie sans naïveté, mais toujours avec la conviction qu’il est possible de la transformer par le travail et la volonté.
Pourtant, ma mère n’a pas été la seule à façonner mon regard sur la vie. Dans un tout autre registre, une autre figure allait m’apprendre la valeur du travail, l’endurance et la dignité : mon grand-père paternel. À sa manière, avec son sourire constant et sa force tranquille, il fut le deuxième pilier de mon enfance. Il demeure, encore aujourd’hui, l’un de mes modèles les plus inspirants.
Il vivait dans un petit village sans eau ni électricité, à une époque où la vie était rude et où chaque geste quotidien demandait des efforts immenses. Tous les matins, été comme hiver, il enfourchait son vélo pour parcourir plusieurs kilomètres et aller vendre le lait qu’il produisait. Rien ne l’arrêtait : ni la chaleur accablante de l’été, ni le froid mordant de l’hiver.
Son courage était sa seule richesse, et sa volonté de subvenir aux besoins des siens, sa ligne de conduite. À force d’efforts, de patience et de rigueur, il parvint à ouvrir une petite épicerie. Ce fut le point de départ d’une ascension lente mais constante. De cette échoppe modeste, il fit un commerce plus grand, puis un véritable magasin, jusqu’à devenir propriétaire de plusieurs biens à Oujda. De vendeur de lait à promoteur immobilier, il incarne, à sa manière, une forme de réussite qui n’a rien à voir avec les bancs de l’école mais tout avec la persévérance et l’instinct.
Ce qui me touche le plus, c’est qu’il ne savait ni lire ni écrire. Cette absence de scolarisation, loin de l’handicaper, l’a poussé à redoubler d’ingéniosité. Mais ce manque a aussi eu des conséquences : lorsqu’il fallut tenir la comptabilité du magasin, il fit le choix de retirer mon père de l’école, alors qu’il n’avait atteint que le niveau du CM2. Ainsi, mon père dut travailler très jeune aux côtés de son propre père, sacrifiant une partie de son avenir scolaire au profit de la réussite familiale. Et pourtant, malgré ce choix, mon grand-père restait un homme d’une grande générosité avec mon père, mais aussi avec chacun de ses autres enfants.
Parmi les gestes qui témoignent de sa grandeur d’âme, je garde en mémoire celui qu’il avait pour chacune de ses filles. Le jour de leur mariage, il leur offrait une maison. Pas seulement des murs, mais un véritable foyer, un point de départ solide pour construire leur vie de famille. Dans une société où, souvent, l’héritage était pensé d’abord pour les fils, mon grand-père avait cette intelligence du cœur : il voulait que ses filles soient protégées, qu’elles n’aient pas à dépendre de quiconque pour avoir un toit. Ce geste n’était pas seulement matériel. Il traduisait une philosophie, une conviction que la dignité d’une femme passait aussi par sa sécurité et son indépendance. À travers ce don, il offrait surtout une promesse : celle d’un avenir possible, d’une stabilité, d’un ancrage.
Je crois que c’est là l’un des aspects qui me fascinent encore aujourd’hui chez lui. Cet homme, sans école, sans livres, a pourtant compris avant beaucoup d’autres la valeur de l’émancipation. Sa générosité n’était pas ostentatoire : elle était naturelle, presque instinctive.
Il ne parlait pas beaucoup, mais ses actes étaient des leçons silencieuses. Je garde le souvenir d’un visage toujours éclairé d’un sourire, d’un ton posé qui ne s’élevait jamais, d’une bonté qui contrastait avec la dureté de son quotidien. Il était respecté non seulement par sa famille, mais aussi par tout le voisinage, car sa parole avait valeur d’engagement. En observant mon grand-père, j’ai compris que l’on pouvait partir de presque rien et gravir les échelons de la vie avec courage et honnêteté. C’est lui qui, à la sueur de son front, a offert à ses enfants et à ses petits-enfants la possibilité de prendre l’ascenseur social.
Je lui voue une immense admiration et un profond respect. Sans lui, sans ce socle qu’il a construit pierre après pierre, je ne serais sans doute pas devenue la femme que je suis.
Mon père, comme ma mère, avait cette soif d’apprendre et cette frustration de ne pas avoir pu fréquenter longtemps l’école. Fils de ce grand-père visionnaire et généreux, il avait donc dû interrompre sa scolarité au niveau du CM2 pour l’aider à tenir la comptabilité du magasin familial. C’était le prix à payer pour que l’entreprise prospère, mais c’était aussi un arrachement pour un enfant curieux, avide de savoir. De cette enfance écourtée, mon père a gardé une blessure intime, mais aussi une détermination sans faille : celle de transmettre à ses propres enfants ce qu’il n’avait pas pu recevoir lui-même. L’amour de l’école, il l’a porté comme un étendard. Avec ma mère, il nous répétait sans relâche que les études étaient le seul moyen de s’élever, de devenir libres, de construire notre dignité.
Je revois encore mon père, dans ses habits simples, partir la nuit sur les camions chargés de fruits et légumes, en direction de la capitale. Son rôle était de veiller sur la marchandise, de s’assurer qu’aucun vol ne vienne détruire le travail de toute une famille. Ces nuits blanches passées sur la route, il les vivait sans plainte, avec une résilience admirable. Car pour lui, le travail n’était pas une corvée, mais plutôt une chance, un devoir, une promesse d’avenir.
Mon père n’a jamais compté ses efforts. Sa rigueur et son honnêteté lui valaient le respect de tous ceux qui le côtoyaient. Il n’était pas homme de grands discours, mais ses actes parlaient pour lui. En le regardant vivre, j’ai compris qu’il existait une forme de noblesse dans le travail, dans la sueur versée pour nourrir les siens, dans la persévérance qui remplace les diplômes absents.
C’est également grâce à lui que l’amour de l’école s’est enraciné si profondément en moi. Lui qui avait été privé de ce droit, veillait à ce que rien ne nous détourne de nos cahiers et de nos leçons. Ses encouragements étaient simples, parfois rugueux, mais toujours sincères : il voulait que nous allions « plus loin que lui », que nous franchissions les barrières qu’il n’avait pu passer.
Je crois que, dans sa trajectoire, il y a eu autant de sacrifices que de grandeur. Renoncer à ses propres ambitions pour soutenir son père, puis porter toute une famille par son travail, a été une charge immense qu’il a assumée sans jamais faiblir, trouvant dans la réussite de ses enfants la revanche sur ses propres manques.
Mon père, à sa manière, incarne pour moi cette vérité intemporelle : on n’hérite pas seulement de biens matériels, mais aussi de valeurs. Les siennes — le travail, l’effort, la probité — sont devenues les miennes, et continuent aujourd’hui d’orienter chacun de mes pas. De ma mère, j’ai reçu la combativité. De mon père, la rigueur. De mon grand-père, la générosité. Trois héritages qui m’ont ancrée pour toujours dans les valeurs du travail, du mérite et de la dignité.
Les Oujdis ont leurs propres traits de caractère, façonnés par la vie de frontière et le brassage des cultures. On les dit travailleurs, endurants, et surtout des hommes et des femmes de parole. La parole donnée, à Oujda, vaut souvent plus qu’un écrit. C’est une question d’honneur, une manière de se tenir droit face aux autres.
Mon grand-père incarnait pleinement cet esprit. Il n’avait jamais appris à lire ni à écrire, mais sa parole suffisait à conclure un accord. Sa réputation d’homme honnête valait tous les contrats. Mon père, à sa manière, poursuivait ce même héritage. Leur persévérance, leur sens du travail bien fait, leur intégrité m’ont laissé un souvenir indélébile.
C’est en les observant, eux et d’autres figures de ma ville, que j’ai compris très tôt mon admiration et mon respect pour les entrepreneurs. Non pas les entrepreneurs au sens abstrait des grands manuels d’économie, mais ceux qui bâtissent pierre après pierre, qui créent avec peu, qui relèvent leur famille et entraînent les autres dans leur sillage. Pour moi, entreprendre, c’est plus qu’un métier : c’est une manière d’être au monde, une manière de transformer le courage en dignité.
Dans cette atmosphère familiale où le travail et l’école tenaient une place centrale, une autre responsabilité m’a été confiée presque malgré moi : celle de veiller sur les plus petits, de devenir leur deuxième maman.
J’étais une enfant joyeuse, mais la vie m’a fait grandir vite. Avec six ans d’écart avec ma petite sœur et sept avec mon petit frère, je suis devenue leur « deuxième maman ». Je préparais les biberons, consolais les pleurs, puis quelques années plus tard, j’aidais aux devoirs. Je me souviens d’une nuit où, assise sur le sol de la cuisine, je berçais mon petit frère des heures durant, lui murmurant des berceuses inventées jusqu’à ce qu’il s’endorme. Ces responsabilités précoces m’ont appris le sens du devoir et l’importance de me rendre utile. Je ne les ai jamais vécues comme une contrainte. Elles m’ont surtout appris très tôt combien il était essentiel de compter pour les autres. Je voyais dans leurs yeux la confiance qu’ils m’accordaient, et je comprenais que mes gestes, bien que maladroits parfois, avaient de l’importance pour eux.
Peut-être est-ce à cette époque que s’est ancrée en moi cette conviction que chacun doit contribuer, à sa manière, au bien commun. Que nous ne sommes pas seulement sur terre pour nous occuper de nous-mêmes mais aussi pour tendre la main aux autres.
Cette expérience précoce de maternité de substitution m’a sans doute préparée à ma propre vie de maman, mais aussi à mon engagement citoyen. Car élever des enfants, les accompagner dans leurs premiers pas, c’est un peu comme guider une société : on apprend à écouter, à rassurer, à exiger parfois, mais toujours avec bienveillance.
Cette responsabilité maternelle a été, sans que je le comprenne sur le moment, une école de la vie. Une école où l’on apprend à donner sans compter, à endosser des rôles plus grands que soi, à trouver une utilité au-delà de sa propre personne.
Mais il existait un autre espace où je me construisais à ma manière, loin des contraintes familiales : l’école.
L’école a toujours été pour moi bien plus qu’un lieu d’apprentissage. C’était un espace de respiration, un refuge où je pouvais m’évader des tensions familiales et retrouver un monde qui n’appartenait qu’à moi.
Dès mes premières années de primaire, j’ai aimé apprendre. Je me revois encore, chaque matin, alignée avec mes camarades devant le drapeau, entonnant l’hymne national en rangs de deux. C’était une sorte de rituel collectif, à la fois solennel et étrange pour l’enfant que j’étais. Je percevais déjà dans ces gestes une forme d’endoctrinement, mais avec le recul, j’en ai conservé l’essentiel : le respect, le sentiment d’appartenir à une nation, l’idée qu’il existe quelque chose de plus grand que soi.
À l’intérieur de la classe, je découvrais un univers fascinant. Les mathématiques, grâce à des professeurs brillants, me passionnaient. Ils avaient cette manière d’expliquer qui transformait les chiffres en un langage presque vivant. J’aimais résoudre des problèmes, chercher la logique cachée derrière les équations, comme si chaque exercice était une énigme à décoder.
Mais mon cœur avait aussi un faible pour le français et l’anglais. Le français, parce qu’il me donnait le goût des mots, des histoires, du pouvoir du langage. L’anglais, parce qu’il me faisait voyager sans bouger, ouvrir une fenêtre sur un monde lointain auquel je n’avais pas encore accès. À travers ces langues, je me construisais déjà une passerelle vers l’ailleurs.
Mais il y avait aussi une autre matière, obligatoire jusqu’en Terminale, qui rythmait véritablement notre emploi du temps : l’éducation islamique. Deux heures par semaine, dès l’école primaire, nous étions initiés aux versets coraniques et à la vie du prophète. J’étais une élève attentive, mais aussi une enfant curieuse qui posait beaucoup de questions. Pourquoi la polygamie était-elle permise ? Pourquoi l’héritage d’une fille devait-il valoir la moitié de celui d’un garçon ? Autant de questions qui tournaient dans ma tête et que je formulais sans détour. Le pauvre professeur, souvent mal à l’aise, finissait par me répondre : « Samia, ma fille, c’est comme ça. »
Ces réponses toutes faites ne suffisaient pas à calmer ma soif de comprendre. Je crois qu’à travers ces interrogations d’enfant se dessinait déjà une conviction intime : celle que l’égalité entre femmes et hommes n’est pas une utopie mais une exigence de justice. Avec le recul, c’était déjà les prémices d’un féminisme que je portais en moi, non pas de rupture, mais de main tendue : hommes et femmes avançant côte à côte, égaux en dignité. Je crois que mon attachement à l’école tenait aussi à sa fonction d’échappatoire. Elle était mon espace de liberté, là où je pouvais rêver, imaginer une vie différente, tracer en silence les contours de mes ambitions. Les salles de classe, les livres, les cahiers… tout cela me donnait l’impression d’avoir une clé, un passeport vers un avenir que je ne savais pas encore définir, mais que je voulais meilleur.
C’est probablement à l’école que j’ai commencé à me construire une identité plus affirmée. Loin des incertitudes de la maison, j’y trouvais une forme de stabilité. J’étais une élève appliquée, curieuse, parfois un peu trop exigeante avec moi-même. Mais ce goût d’apprendre est devenu le fil rouge de ma vie : chaque nouvelle connaissance était une marche gravie vers un futur encore flou mais plein de promesses.
Et puis, il y avait l’autre école, celle de la rue, des sorties d’école. Devant le portail, les vendeurs ambulants nous attendaient avec leurs trésors simples mais inoubliables. Il y avait le "karane" — nom que nous donnions à Oujda à la spécialité oranaise de la "karantita" — flan doré à base de pois chiches, saupoudré de cumin, héritage venu d’Algérie. Il y avait les fèves au cumin, servies dans du papier journal, et les pommes d’amour caramélisées, brillantes et collantes. Et je ne sais par quel miracle, nous ne tombions pas malades, comme si notre insouciance d’enfants nous protégeait de tout.
Ces petits plaisirs constituaient, pour nous enfants, des moments festifs dans une vie simple, presque austère. Ils faisaient partie de l’ambiance d’Oujda, de cette enfance marquée par des saveurs simples, populaires, restées gravées à jamais comme un parfum d’innocence. Vers l’âge de sept ans, j’appris à faire du vélo. C’était tout un événement, car à Oujda, peu de filles enfourchaient une bicyclette. Le vélo, comme le foot, était considéré comme un jeu de garçons, mais je n’ai jamais accepté qu’on m’enferme dans ce genre de cases. Je revois encore mes premiers tours de roues, hésitants, les genoux écorchés après une chute, la fierté immense après chaque progrès. Ce sentiment de liberté, le vent sur le visage, la possibilité de filer plus vite que mes propres pas… C’était grisant.
Je crois que c’est là que j’ai compris une leçon que la vie ne cesserait de me rappeler : pour avancer, il faut accepter de tomber, se relever, recommencer. Le vélo, pour moi, ce n’était pas qu’un jeu d’enfant, c’était une petite initiation à l’audace et à la persévérance.
Mon adolescence à Oujda fut tout en contrastes. D’un côté, j’étais une jeune fille joyeuse, avide de découvertes, curieuse de tout. De l’autre, je ressentais déjà des frustrations profondes, liées à des rêves que l’on m’interdisait d’approcher.
La musique, par exemple, m’attirait comme un aimant. La musique gharnatie, en particulier, faisait vibrer en moi quelque chose de profond, comme une élévation de l’âme. Pendant des années, j’ai plaidé auprès de mes parents pour qu’ils m’inscrivent au conservatoire. Je voyais dans cet apprentissage un moyen de m’exprimer autrement que par les mots, de trouver une respiration nouvelle.
Un jour enfin, après tant de supplications, mon père accepta de m’accompagner. Je me souviens encore de ce matin-là : j’avais des papillons dans le ventre, tant ce moment m’apparaissait comme une promesse. Mais, devant les portes du conservatoire, le destin prit une tournure inattendue. Quelques jeunes, installés à l’extérieur, fumaient en riant. Pour mon père, ce fut suffisant : il y vit le signe de la débauche, un monde dangereux, une menace pour mon sérieux. Ironie de la vie, lui-même était un grand fumeur… Pourtant, ce jour-là, il fit demi-tour, et mes rêves s’évanouirent sur le chemin du retour.
Ce refus fut l’une des rares décisions de mon père que je vécus comme une injustice. À mes yeux, il n’y avait rien de rationnel. Pour moi, la musique était une élévation de l’âme et de l’esprit ; pour lui, elle n’était qu’un risque de distraction, voire de perdition. Mais c’était ainsi : dans la génération de mes parents, les études primaient sur tout. Les loisirs étaient tolérés seulement s’ils servaient la discipline, et le sport fut le seul à échapper à cette règle.
À l’adolescence, j’avais aussi peu d’amis. Ce n’était pas tant un choix de ma part que la conséquence des craintes de ma mère, qui redoutait les mauvaises influences et préférait nous tenir éloignés de ce qu’elle appelait « la rue ». Pour elle, la meilleure protection consistait à canaliser notre énergie ailleurs. C’est ainsi que le sport est devenu une évidence. Natation, tennis ou d’autres activités physiques : peu importait la discipline, l’essentiel était que nous soyons occupés, encadrés et préservés des dérives possibles. Avec le recul, je crois que c’était sa manière de nous protéger, tout en nous transmettant un goût pour l’effort, la discipline et le dépassement de soi.
Au collège, une rencontre marqua aussi profondément ces années : celle de mon ami orphelin de père et pupille de la nation. C’était un véritable génie des mathématiques, brillant au point de rendre simples les exercices les plus ardus. Il me stimulait sans cesse, et je relevais ses défis avec l’envie secrète de ne jamais me laisser distancer. Cette émulation intellectuelle fut pour moi une précieuse source de motivation. Je l’admirais profondément, et nous avons gardé un lien au fil des années.
Puis la vie nous a séparés. Mais le destin, malicieux, a fini par nous réunir bien plus tard, à Seattle. Lui, en tant que vice-président de Boeing. Moi, en tant que vice-présidente de la région des Pays de la Loire. Un titre similaire pour deux trajectoires très différentes. Nous nous sommes retrouvés avec une émotion immense, comme si nos défis d’adolescents avaient trouvé là une forme d’accomplissement inattendue.
À travers ces expériences, je mesurais déjà la force des limites imposées à mes rêves, mais aussi l’exigence qui allait me porter plus tard. Je ne comprenais pas encore que ce carcan, aussi frustrant soit-il, forgeait aussi ma ténacité.
Cette adolescence, faite de rêves brisés et d’enseignements silencieux, m’a appris une chose essentielle : on peut se relever de chaque déception, trouver une autre voie, transformer la frustration en moteur. Je ne le savais pas encore, mais bientôt, ma vie allait basculer. Car mes parents, lucides sur les limites d’Oujda et soucieux de nos ambitions, allaient prendre une décision majeure : quitter notre ville natale pour Rabat, la capitale, et offrir à leurs quatre enfants un nouvel horizon.
Après Oujda, Rabat représentait presque un autre monde. Quand mes parents décidèrent de déménager à la fin de ma seconde, ce fut à la fois un arrachement et une promesse. Ma mère voyait bien que rester à Oujda risquait de freiner nos ambitions, et mon père, lui, voulait se faire un nom par lui-même, loin de l’ombre protectrice mais parfois pesante de son propre père.
L’arrivée à Rabat fut un véritable changement d’univers. Dès les premiers jours au lycée, je compris que tout était différent. Le dialecte, la mentalité, les codes. On nous appelait « les Oujdis », et cette étiquette soulignait d’emblée notre différence. Même à l’intérieur d’un même pays, je découvrais les contrastes culturels : Rabat respirait une certaine aisance, une ouverture plus mondaine, parfois un peu distante. Nous, les enfants d’Oujda, arrivions avec notre accent, notre simplicité, nos habitudes.
Pourtant, l’adaptation se fit sans heurt. Ces deux années à Rabat furent linéaires, presque trop parfaites. Tout semblait s’emboîter comme les pièces d’un puzzle. Je travaillais avec régularité, j’avais confiance en mes capacités, mes parents comptaient sur moi. Le concours de médecine se présentait comme une étape logique, presque naturelle, de ce parcours sans faute.
Mais la vie se charge parfois de nous rappeler qu’elle n’obéit pas toujours aux plans que l’on prépare. Ce que je croyais être l’aboutissement d’un chemin tout tracé allait se transformer en un premier coup du destin : un demi-point manquant, et avec lui, le basculement de tout un avenir.
Le concours de médecine représentait pour moi bien plus qu’un simple examen. C’était l’aboutissement d’années de travail, mais aussi le rêve projeté par mes parents. Pour eux, comme pour tant d’autres familles marocaines, il n’y avait qu’un symbole de réussite sociale : devenir médecin. C’était l’assurance d’une vie honorable, d’une reconnaissance sociale, d’un avenir sécurisé.
Le jour de l’épreuve, je me souviens de l’amphithéâtre immense, plein à craquer, où le silence pèse comme une chape de plomb. Par un hasard dû au classement alphabétique, je suis assise juste à côté de mon frère aîné, lui aussi candidat. C’est rassurant, presque réconfortant, de le savoir là, à mes côtés, dans ce moment décisif.
Tout semble limpide, jusqu’à ce fameux exercice de chimie. Je me retrouve bloquée, incapable d’avancer, le cœur battant à tout rompre. La panique m’envahit. Mon frère, remarquant mon désarroi, veut m’aider discrètement. Je le vois esquisser quelques lignes, prêt à me montrer le début de la solution, se mettre en danger pour moi. Mais, tétanisée par ma rigueur intellectuelle, je n’ose pas regarder sa copie.
Quand les résultats tombent, la sentence est brutale : il me manque un demi-point pour franchir la barre de l’admissibilité. Une poussière sur une copie, et pourtant, un gouffre qui s’ouvre sous mes pieds. Mon frère, lui, réussit le concours… à un demi-point près. Là où j’échoue, il franchit la barre, avec un écart infime qui change tout. Mais je ne ressens ni jalousie, ni rancune. Au contraire, je suis heureuse pour lui, fière de le voir réaliser ce rêve qui était aussi un peu le mien. Mes parents, malgré leur déception pour moi, partagent cette fierté : au sein de notre fratrie de quatre enfants, il sera finalement le seul à devenir médecin.
Je vécus cet échec comme une déchirure. Pendant des jours, j’eus l’impression que ma vie s’arrêtait là. Je ne voyais plus rien devant moi, sinon le vide. À dix-huit ans, tout paraît absolu, définitif.
Avec le recul, je comprends combien cette épreuve a été fondatrice. Sur le moment, je n’y ai vu qu’injustice et douleur. Mais cette déviation du chemin « tout tracé » fut en réalité une chance. Car ce concours raté m’a libérée, même malgré moi, du regard de ma mère que je cherchais encore à satisfaire avant de penser à mes propres désirs. À dix-huit ans, on ne sait pas encore que l’essentiel est parfois de suivre sa propre voie, pas celle que les autres ont rêvée pour nous.
Cet échec fut ma première confrontation avec le destin, imprévisible et parfois cruel.
Mais il fut aussi, à long terme, une leçon d’humilité et de résilience. J’appris que rien n’est jamais acquis, que la réussite ne se mesure pas toujours à la première marche franchie, et que les détours peuvent parfois mener plus loin que les routes toutes droites.
Lorsque je pleurais encore ce rêve brisé, une autre voie s’ouvrit à moi, presque par hasard, au gré d’une conversation. Un ami de mon père, fonctionnaire au ministère de l’Agriculture, s'inquiétait de me voir désespérée et sans perspective. Il évoqua l’existence d’échanges étudiants avec la Tunisie, et la possibilité d’obtenir une bourse pour intégrer une école d’ingénieurs en agroalimentaire.
Un mot, une piste, une chance. Je n’avais jamais imaginé un tel destin pour moi, mais je n’avais pas non plus le choix : il fallait avancer. Et c’est ainsi que, quelques mois après avoir vu mon rêve de médecine s’effondrer, je m’apprêtais à prendre l’avion pour la première fois de ma vie, direction Tunis.
Quitter le Maroc pour poursuivre mes études en Tunisie fut un bouleversement. Pour la première fois, je quittais le cocon familial, les rues familières d’Oujda et, plus récemment, celles de Rabat. Mais surtout, c’était la première fois que je prenais l’avion. Depuis mes douze ans, l’avion a pour moi une aura particulière. Cette année-là, mes parents organisaient leur premier voyage à l’étranger : la France, et par avion. Mon père, n’ayant pas les moyens de payer six billets, demanda à ma mère de choisir deux enfants. Elle choisit les deux plus jeunes, et je restai avec mon frère aîné. Voir mes cadets s’envoler fut une déception, mais pas une frustration. Plutôt une attente. Je me dis simplement : « Un jour, moi aussi, je prendrai l’avion. »
Ce premier vol vers la Tunisie fut pour moi une révélation. Là où certains développent une peur de l’avion, ou le rejettent aujourd’hui pour des raisons écologiques, ma relation avec lui n’a jamais été conflictuelle. Pour moi, il restera toujours associé à ce rêve d’enfant longtemps différé, à ce moment où mes cadets se sont envolés pour la France alors que je restais au sol. Monter à bord, sentir le sol s’éloigner et le ciel s’ouvrir devant moi, ce fut accomplir une promesse silencieuse faite à la petite fille que j’avais été. L’avion n’était pas une menace ni un mal, mais un symbole d’émancipation, de liberté et d’ouverture au monde.
Nous étions au milieu des années 1990, et la Tunisie entamait une nouvelle ère après le coup d’État de Ben Ali. Je découvrais un pays à la fois proche et différent. Proche par la langue, la culture, certains codes du quotidien, mais si différent. Je me souviens de mes premières courses dans les magasins. Trouver une banane était un luxe ; un fruit banal chez moi, devenu ici un petit trésor. Dans les rayons, il n’y avait presque que des produits nationaux, bien loin de l’ouverture du marché marocain déjà investi par des multinationales. Cette rareté m’apprit à apprécier les petites choses, à les savourer.
Et puis, il y avait cette autre facette de la Tunisie : celle d’un pays pionnier dans certains domaines. Bourguiba y avait interdit la polygamie dès les années 1950, et les femmes étaient massivement instruites. Ce contraste frappant avec le Maroc, où plus de soixante pour cent des femmes étaient encore analphabètes, m’interpella. Moi qui avais grandi en posant des questions sur la polygamie, sur l’injustice de l’héritage, je voyais là un exemple concret d’un autre chemin possible.
Ces années d’études à Tunis furent exigeantes. J’avais intégré l’ESIAT (École Supérieure des Industries Alimentaires de Tunis), des études que je découvrais presque par hasard, mais qui allaient définir toute ma carrière. Loin de Rabat et de ma famille, j’y ai appris la vie d’adulte, à la dure. Les commodités étaient rares, mais la chaleur humaine réconfortante. Je m’y suis fait des amis précieux, dont une amie intime qui est encore dans ma vie aujourd’hui.
De Tunis, je garde le souvenir d’un peuple joyeux, accueillant, profondément attaché à son pays. Les Tunisiens m’ont appris la résilience, la dignité dans la sobriété, et l’égalité vécue comme un acquis presque naturel entre les hommes et les femmes.
Et surtout, j’en repartis avec un diplôme d’ingénieur agroalimentaire en poche. Ce qui, quelques années plus tôt, m’avait semblé un plan B, une voie de consolation après mon échec en médecine, devint en réalité la fondation de tout mon avenir professionnel.
Mais au fond de moi, un autre rêve persistait : celui de la France !

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Chapitre 1 : Les origines
Je suis née à Oujda, à l’est du Maroc, deuxième d’une fratrie de quatre enfants. Oujda, ville frontière, est un carrefour de cultures et d’influences, tournée vers l’Algérie toute proche.
Je garde en mémoire ses souks, bruissants de vie, les ruelles parfumées d’épices, et Bab ElOuehab, porte majestueuse par laquelle nous passions souvent, symbole d’une ville toujours en mouvement.
Oujda n’est pas une ville comme les autres. Située à l’extrême est du Maroc, à quelques kilomètres seulement de la frontière algérienne, elle a toujours été une terre de passages, un carrefour. Frontière géographique, certes, mais surtout frontière culturelle et historique, où se sont entremêlées des influences multiples.
Ici, les familles portaient en elles le métissage ; Berbères et Arabes cohabitaient, et la proximité de l’Algérie apportait son empreinte oranaise jusque dans nos assiettes et nos musiques. Oujda fut aussi une terre d’accueil pour les exilés andalous, qui y laissèrent la trace indélébile de la musique gharnatia. Elle connut enfin la présence française durant le protectorat et resta longtemps une base arrière de la lutte pour l’indépendance marocaine et algérienne.
Cette ville-frontière vivait donc de contrastes et de mélanges. Dans les souks, les accents algériens se mêlaient aux intonations marocaines ; dans les mariages, le raffinement d’un orchestre gharnati croisait la vitalité du raï ou les chants chaâbi. À Oujda, rien n’était pur, rien n’était unique : tout était mélange.
C’est pourquoi on peut déjà parler, bien avant que le mot ne devienne courant, de multiculturalisme. Il n’était pas un concept théorique, mais une réalité quotidienne, vécue dans les familles, les musiques, les marchés, les repas partagés. C’est ce multiculturalisme qui a façonné l’histoire d’Oujda et à travers elle, ma propre identité.
Ma famille à elle seule reflétait ce brassage qu’incarnait Oujda. Ma mère descendait plutôt de lignées berbères, attachées à la terre, aux traditions anciennes et à une culture de résilience transmise depuis des siècles. Mon père, lui, venait d’une famille d’origine arabe, imprégnée par la langue, la mémoire des grandes dynasties et un rapport plus affirmé à l’autorité et aux règles.
En moi, ces deux héritages se mêlaient déjà, bien avant que je ne sache les nommer. J’étais à la croisée de deux mondes qui, loin de s’opposer, s’enrichissaient mutuellement. Ce mélange façonnait mon identité intime : j’apprenais sans le savoir à naviguer entre plusieurs cultures, à reconnaître leur valeur et à chercher des ponts plutôt que des murs.
Oujda n’était pas seulement une ville de passages et de brassages culturels : elle fut une ville de résistances. Au fil des siècles, elle fut convoitée par les grandes puissances régionales. Les dynasties marocaines s’y succédèrent, l’intégrant tantôt fermement, tantôt la délaissant. Mais elle demeura toujours une porte stratégique à l’est du royaume.
Face aux Ottomans, qui conquirent une grande partie de l’Afrique du Nord, Oujda joua un rôle de rempart. Les armées venues d’Alger, soutenues par Istanbul, ne réussirent jamais à franchir durablement ses portes. La ville resta marocaine, malgré les assauts répétés.
Ce passé a forgé dans la mémoire collective une fierté particulière : celle d’avoir tenu tête aux empires, d’avoir été une frontière vivante, un bouclier qui protégeait le royaume.
Peut-être est-ce de là que vient ce caractère oujdi : travailleur, fier, attaché à la parole donnée. Une identité forgée dans la confrontation mais tournée vers la dignité.
Oujda, comme beaucoup de villes marocaines, a longtemps abrité une communauté juive importante. Ils vivaient dans leur quartier, le mellah, mais leurs activités et leur savoir-faire les mettaient en contact permanent avec l’ensemble de la population. Bijoutiers, commerçants, artisans : ils faisaient partie intégrante de la vie économique et culturelle.
Enfant, j’entendais souvent parler de ces familles qui avaient vécu là depuis des générations, qui connaissaient les mêmes rues, les mêmes souks, qui partageaient les mêmes musiques. Certains musiciens juifs ont contribué à préserver et à transmettre la musique andalouse et "gharnatia".
Leur départ, dans les années 1950 et 1960, changea la ville. Oujda perdit une partie de son âme, une part de ce multiculturalisme qui la définissait. Cette mémoire juive d’Oujda reste pour moi un symbole : celui d’un vivre-ensemble possible, fragile mais réel, qui a façonné ma ville natale.
Chapitre 2 : L’héritage
Mon enfance fut marquée par la figure de ma mère. Femme complexe, tour à tour tendre et dure, elle était elle-même une enfant blessée. La perte de sa propre mère à l'âge de cinq ans fut un drame qui la laissa à jamais fragilisée. Cette absence originelle se transforma en cicatrice invisible, en déséquilibre émotionnel qu’elle porta comme un fardeau. Adulte, elle était tour à tour méfiante, inquiète, exigeante… et aimante à sa manière, dans un registre parfois difficile à comprendre pour l’enfant que j’étais.
De cette relation, je garde l’image d’une mère qui pouvait se montrer sévère sans que j’en saisisse toujours la raison. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que ce n’était pas par manque d’amour, mais parce qu’elle-même était déchirée entre ses démons intérieurs et son instinct maternel protecteur. J’étais simplement à portée de sa main, réceptacle d’une douleur qu’elle ne savait exprimer autrement.
Pourtant, au cœur de cette complexité, ma mère a semé en moi les graines les plus précieuses. Elle ne savait ni lire ni écrire, mais elle possédait une intelligence intuitive et une force intérieure hors du commun. Elle répétait souvent deux phrases qui résonnent encore aujourd’hui en moi comme des mantras :
— « Tu dois travailler et aller le plus loin possible dans les études pour ne jamais dépendre de personne. »
— « Ne regarde jamais celui qui est au-dessus pour ne pas te tordre le cou, mais regarde plutôt celui qui est en bas et tends-lui la main. »
Ces paroles, simples en apparence, contenaient toute une philosophie de vie. Elles me rappellent combien, malgré ses propres fêlures, ma mère voulait que nous, ses enfants, nous construisions un avenir meilleur.
Elle me poussa très tôt à faire du sport. Alors qu’elle rêvait que je joue au tennis comme mon grand frère, c’est dans la natation que j'ai trouvé mon équilibre. Elle voulait que je sois forte, que je me dépasse, et à travers ces activités physiques, elle m’a transmis, sans le savoir, une manière de canaliser mon énergie et mes émotions.
Le paradoxe de ma mère, c’est qu’en me bousculant parfois avec dureté, elle m’a appris à me battre. En me transmettant sa soif d’apprendre alors qu’elle n’avait jamais mis les pieds à l’école, elle a inscrit en moi un amour indéfectible pour les études. Et en répétant sans relâche que l’on n’est rien sans dignité ni indépendance, elle m’a donné l’une des plus grandes forces d’une femme : celle de ne pas céder, de continuer à avancer, coûte que coûte. C’est peut-être dans cette contradiction entre l’ombre et la lumière que réside l’héritage le plus profond qu’elle m’ait laissé. Une manière de voir la vie sans naïveté, mais toujours avec la conviction qu’il est possible de la transformer par le travail et la volonté.
Pourtant, ma mère n’a pas été la seule à façonner mon regard sur la vie. Dans un tout autre registre, une autre figure allait m’apprendre la valeur du travail, l’endurance et la dignité : mon grand-père paternel. À sa manière, avec son sourire constant et sa force tranquille, il fut le deuxième pilier de mon enfance. Il demeure, encore aujourd’hui, l’un de mes modèles les plus inspirants.
Il vivait dans un petit village sans eau ni électricité, à une époque où la vie était rude et où chaque geste quotidien demandait des efforts immenses. Tous les matins, été comme hiver, il enfourchait son vélo pour parcourir plusieurs kilomètres et aller vendre le lait qu’il produisait. Rien ne l’arrêtait : ni la chaleur accablante de l’été, ni le froid mordant de l’hiver.
Son courage était sa seule richesse, et sa volonté de subvenir aux besoins des siens, sa ligne de conduite. À force d’efforts, de patience et de rigueur, il parvint à ouvrir une petite épicerie. Ce fut le point de départ d’une ascension lente mais constante. De cette échoppe modeste, il fit un commerce plus grand, puis un véritable magasin, jusqu’à devenir propriétaire de plusieurs biens à Oujda. De vendeur de lait à promoteur immobilier, il incarne, à sa manière, une forme de réussite qui n’a rien à voir avec les bancs de l’école mais tout avec la persévérance et l’instinct.
Ce qui me touche le plus, c’est qu’il ne savait ni lire ni écrire. Cette absence de scolarisation, loin de l’handicaper, l’a poussé à redoubler d’ingéniosité. Mais ce manque a aussi eu des conséquences : lorsqu’il fallut tenir la comptabilité du magasin, il fit le choix de retirer mon père de l’école, alors qu’il n’avait atteint que le niveau du CM2. Ainsi, mon père dut travailler très jeune aux côtés de son propre père, sacrifiant une partie de son avenir scolaire au profit de la réussite familiale. Et pourtant, malgré ce choix, mon grand-père restait un homme d’une grande générosité avec mon père, mais aussi avec chacun de ses autres enfants.
Parmi les gestes qui témoignent de sa grandeur d’âme, je garde en mémoire celui qu’il avait pour chacune de ses filles. Le jour de leur mariage, il leur offrait une maison. Pas seulement des murs, mais un véritable foyer, un point de départ solide pour construire leur vie de famille. Dans une société où, souvent, l’héritage était pensé d’abord pour les fils, mon grand-père avait cette intelligence du cœur : il voulait que ses filles soient protégées, qu’elles n’aient pas à dépendre de quiconque pour avoir un toit. Ce geste n’était pas seulement matériel. Il traduisait une philosophie, une conviction que la dignité d’une femme passait aussi par sa sécurité et son indépendance. À travers ce don, il offrait surtout une promesse : celle d’un avenir possible, d’une stabilité, d’un ancrage.
Je crois que c’est là l’un des aspects qui me fascinent encore aujourd’hui chez lui. Cet homme, sans école, sans livres, a pourtant compris avant beaucoup d’autres la valeur de l’émancipation. Sa générosité n’était pas ostentatoire : elle était naturelle, presque instinctive.
Il ne parlait pas beaucoup, mais ses actes étaient des leçons silencieuses. Je garde le souvenir d’un visage toujours éclairé d’un sourire, d’un ton posé qui ne s’élevait jamais, d’une bonté qui contrastait avec la dureté de son quotidien. Il était respecté non seulement par sa famille, mais aussi par tout le voisinage, car sa parole avait valeur d’engagement. En observant mon grand-père, j’ai compris que l’on pouvait partir de presque rien et gravir les échelons de la vie avec courage et honnêteté. C’est lui qui, à la sueur de son front, a offert à ses enfants et à ses petits-enfants la possibilité de prendre l’ascenseur social.
Je lui voue une immense admiration et un profond respect. Sans lui, sans ce socle qu’il a construit pierre après pierre, je ne serais sans doute pas devenue la femme que je suis.
Mon père, comme ma mère, avait cette soif d’apprendre et cette frustration de ne pas avoir pu fréquenter longtemps l’école. Fils de ce grand-père visionnaire et généreux, il avait donc dû interrompre sa scolarité au niveau du CM2 pour l’aider à tenir la comptabilité du magasin familial. C’était le prix à payer pour que l’entreprise prospère, mais c’était aussi un arrachement pour un enfant curieux, avide de savoir. De cette enfance écourtée, mon père a gardé une blessure intime, mais aussi une détermination sans faille : celle de transmettre à ses propres enfants ce qu’il n’avait pas pu recevoir lui-même. L’amour de l’école, il l’a porté comme un étendard. Avec ma mère, il nous répétait sans relâche que les études étaient le seul moyen de s’élever, de devenir libres, de construire notre dignité.
Je revois encore mon père, dans ses habits simples, partir la nuit sur les camions chargés de fruits et légumes, en direction de la capitale. Son rôle était de veiller sur la marchandise, de s’assurer qu’aucun vol ne vienne détruire le travail de toute une famille. Ces nuits blanches passées sur la route, il les vivait sans plainte, avec une résilience admirable. Car pour lui, le travail n’était pas une corvée, mais plutôt une chance, un devoir, une promesse d’avenir.
Mon père n’a jamais compté ses efforts. Sa rigueur et son honnêteté lui valaient le respect de tous ceux qui le côtoyaient. Il n’était pas homme de grands discours, mais ses actes parlaient pour lui. En le regardant vivre, j’ai compris qu’il existait une forme de noblesse dans le travail, dans la sueur versée pour nourrir les siens, dans la persévérance qui remplace les diplômes absents.
C’est également grâce à lui que l’amour de l’école s’est enraciné si profondément en moi. Lui qui avait été privé de ce droit, veillait à ce que rien ne nous détourne de nos cahiers et de nos leçons. Ses encouragements étaient simples, parfois rugueux, mais toujours sincères : il voulait que nous allions « plus loin que lui », que nous franchissions les barrières qu’il n’avait pu passer.
Je crois que, dans sa trajectoire, il y a eu autant de sacrifices que de grandeur. Renoncer à ses propres ambitions pour soutenir son père, puis porter toute une famille par son travail, a été une charge immense qu’il a assumée sans jamais faiblir, trouvant dans la réussite de ses enfants la revanche sur ses propres manques.
Mon père, à sa manière, incarne pour moi cette vérité intemporelle : on n’hérite pas seulement de biens matériels, mais aussi de valeurs. Les siennes — le travail, l’effort, la probité — sont devenues les miennes, et continuent aujourd’hui d’orienter chacun de mes pas. De ma mère, j’ai reçu la combativité. De mon père, la rigueur. De mon grand-père, la générosité. Trois héritages qui m’ont ancrée pour toujours dans les valeurs du travail, du mérite et de la dignité.
Les Oujdis ont leurs propres traits de caractère, façonnés par la vie de frontière et le brassage des cultures. On les dit travailleurs, endurants, et surtout des hommes et des femmes de parole. La parole donnée, à Oujda, vaut souvent plus qu’un écrit. C’est une question d’honneur, une manière de se tenir droit face aux autres.
Mon grand-père incarnait pleinement cet esprit. Il n’avait jamais appris à lire ni à écrire, mais sa parole suffisait à conclure un accord. Sa réputation d’homme honnête valait tous les contrats. Mon père, à sa manière, poursuivait ce même héritage. Leur persévérance, leur sens du travail bien fait, leur intégrité m’ont laissé un souvenir indélébile.
C’est en les observant, eux et d’autres figures de ma ville, que j’ai compris très tôt mon admiration et mon respect pour les entrepreneurs. Non pas les entrepreneurs au sens abstrait des grands manuels d’économie, mais ceux qui bâtissent pierre après pierre, qui créent avec peu, qui relèvent leur famille et entraînent les autres dans leur sillage. Pour moi, entreprendre, c’est plus qu’un métier : c’est une manière d’être au monde, une manière de transformer le courage en dignité.
Dans cette atmosphère familiale où le travail et l’école tenaient une place centrale, une autre responsabilité m’a été confiée presque malgré moi : celle de veiller sur les plus petits, de devenir leur deuxième maman.
Chapitre 3 : L’enfance, entre joies et responsabilités
J’étais une enfant joyeuse, mais la vie m’a fait grandir vite. Avec six ans d’écart avec ma petite sœur et sept avec mon petit frère, je suis devenue leur « deuxième maman ». Je préparais les biberons, consolais les pleurs, puis quelques années plus tard, j’aidais aux devoirs. Je me souviens d’une nuit où, assise sur le sol de la cuisine, je berçais mon petit frère des heures durant, lui murmurant des berceuses inventées jusqu’à ce qu’il s’endorme. Ces responsabilités précoces m’ont appris le sens du devoir et l’importance de me rendre utile. Je ne les ai jamais vécues comme une contrainte. Elles m’ont surtout appris très tôt combien il était essentiel de compter pour les autres. Je voyais dans leurs yeux la confiance qu’ils m’accordaient, et je comprenais que mes gestes, bien que maladroits parfois, avaient de l’importance pour eux.
Peut-être est-ce à cette époque que s’est ancrée en moi cette conviction que chacun doit contribuer, à sa manière, au bien commun. Que nous ne sommes pas seulement sur terre pour nous occuper de nous-mêmes mais aussi pour tendre la main aux autres.
Cette expérience précoce de maternité de substitution m’a sans doute préparée à ma propre vie de maman, mais aussi à mon engagement citoyen. Car élever des enfants, les accompagner dans leurs premiers pas, c’est un peu comme guider une société : on apprend à écouter, à rassurer, à exiger parfois, mais toujours avec bienveillance.
Cette responsabilité maternelle a été, sans que je le comprenne sur le moment, une école de la vie. Une école où l’on apprend à donner sans compter, à endosser des rôles plus grands que soi, à trouver une utilité au-delà de sa propre personne.
Mais il existait un autre espace où je me construisais à ma manière, loin des contraintes familiales : l’école.
L’école a toujours été pour moi bien plus qu’un lieu d’apprentissage. C’était un espace de respiration, un refuge où je pouvais m’évader des tensions familiales et retrouver un monde qui n’appartenait qu’à moi.
Dès mes premières années de primaire, j’ai aimé apprendre. Je me revois encore, chaque matin, alignée avec mes camarades devant le drapeau, entonnant l’hymne national en rangs de deux. C’était une sorte de rituel collectif, à la fois solennel et étrange pour l’enfant que j’étais. Je percevais déjà dans ces gestes une forme d’endoctrinement, mais avec le recul, j’en ai conservé l’essentiel : le respect, le sentiment d’appartenir à une nation, l’idée qu’il existe quelque chose de plus grand que soi.
À l’intérieur de la classe, je découvrais un univers fascinant. Les mathématiques, grâce à des professeurs brillants, me passionnaient. Ils avaient cette manière d’expliquer qui transformait les chiffres en un langage presque vivant. J’aimais résoudre des problèmes, chercher la logique cachée derrière les équations, comme si chaque exercice était une énigme à décoder.
Mais mon cœur avait aussi un faible pour le français et l’anglais. Le français, parce qu’il me donnait le goût des mots, des histoires, du pouvoir du langage. L’anglais, parce qu’il me faisait voyager sans bouger, ouvrir une fenêtre sur un monde lointain auquel je n’avais pas encore accès. À travers ces langues, je me construisais déjà une passerelle vers l’ailleurs.
Mais il y avait aussi une autre matière, obligatoire jusqu’en Terminale, qui rythmait véritablement notre emploi du temps : l’éducation islamique. Deux heures par semaine, dès l’école primaire, nous étions initiés aux versets coraniques et à la vie du prophète. J’étais une élève attentive, mais aussi une enfant curieuse qui posait beaucoup de questions. Pourquoi la polygamie était-elle permise ? Pourquoi l’héritage d’une fille devait-il valoir la moitié de celui d’un garçon ? Autant de questions qui tournaient dans ma tête et que je formulais sans détour. Le pauvre professeur, souvent mal à l’aise, finissait par me répondre : « Samia, ma fille, c’est comme ça. »
Ces réponses toutes faites ne suffisaient pas à calmer ma soif de comprendre. Je crois qu’à travers ces interrogations d’enfant se dessinait déjà une conviction intime : celle que l’égalité entre femmes et hommes n’est pas une utopie mais une exigence de justice. Avec le recul, c’était déjà les prémices d’un féminisme que je portais en moi, non pas de rupture, mais de main tendue : hommes et femmes avançant côte à côte, égaux en dignité. Je crois que mon attachement à l’école tenait aussi à sa fonction d’échappatoire. Elle était mon espace de liberté, là où je pouvais rêver, imaginer une vie différente, tracer en silence les contours de mes ambitions. Les salles de classe, les livres, les cahiers… tout cela me donnait l’impression d’avoir une clé, un passeport vers un avenir que je ne savais pas encore définir, mais que je voulais meilleur.
C’est probablement à l’école que j’ai commencé à me construire une identité plus affirmée. Loin des incertitudes de la maison, j’y trouvais une forme de stabilité. J’étais une élève appliquée, curieuse, parfois un peu trop exigeante avec moi-même. Mais ce goût d’apprendre est devenu le fil rouge de ma vie : chaque nouvelle connaissance était une marche gravie vers un futur encore flou mais plein de promesses.
Et puis, il y avait l’autre école, celle de la rue, des sorties d’école. Devant le portail, les vendeurs ambulants nous attendaient avec leurs trésors simples mais inoubliables. Il y avait le "karane" — nom que nous donnions à Oujda à la spécialité oranaise de la "karantita" — flan doré à base de pois chiches, saupoudré de cumin, héritage venu d’Algérie. Il y avait les fèves au cumin, servies dans du papier journal, et les pommes d’amour caramélisées, brillantes et collantes. Et je ne sais par quel miracle, nous ne tombions pas malades, comme si notre insouciance d’enfants nous protégeait de tout.
Ces petits plaisirs constituaient, pour nous enfants, des moments festifs dans une vie simple, presque austère. Ils faisaient partie de l’ambiance d’Oujda, de cette enfance marquée par des saveurs simples, populaires, restées gravées à jamais comme un parfum d’innocence. Vers l’âge de sept ans, j’appris à faire du vélo. C’était tout un événement, car à Oujda, peu de filles enfourchaient une bicyclette. Le vélo, comme le foot, était considéré comme un jeu de garçons, mais je n’ai jamais accepté qu’on m’enferme dans ce genre de cases. Je revois encore mes premiers tours de roues, hésitants, les genoux écorchés après une chute, la fierté immense après chaque progrès. Ce sentiment de liberté, le vent sur le visage, la possibilité de filer plus vite que mes propres pas… C’était grisant.
Je crois que c’est là que j’ai compris une leçon que la vie ne cesserait de me rappeler : pour avancer, il faut accepter de tomber, se relever, recommencer. Le vélo, pour moi, ce n’était pas qu’un jeu d’enfant, c’était une petite initiation à l’audace et à la persévérance.
Chapitre 4 : L’adolescence, entre Oujda et Rabat
Mon adolescence à Oujda fut tout en contrastes. D’un côté, j’étais une jeune fille joyeuse, avide de découvertes, curieuse de tout. De l’autre, je ressentais déjà des frustrations profondes, liées à des rêves que l’on m’interdisait d’approcher.
La musique, par exemple, m’attirait comme un aimant. La musique gharnatie, en particulier, faisait vibrer en moi quelque chose de profond, comme une élévation de l’âme. Pendant des années, j’ai plaidé auprès de mes parents pour qu’ils m’inscrivent au conservatoire. Je voyais dans cet apprentissage un moyen de m’exprimer autrement que par les mots, de trouver une respiration nouvelle.
Un jour enfin, après tant de supplications, mon père accepta de m’accompagner. Je me souviens encore de ce matin-là : j’avais des papillons dans le ventre, tant ce moment m’apparaissait comme une promesse. Mais, devant les portes du conservatoire, le destin prit une tournure inattendue. Quelques jeunes, installés à l’extérieur, fumaient en riant. Pour mon père, ce fut suffisant : il y vit le signe de la débauche, un monde dangereux, une menace pour mon sérieux. Ironie de la vie, lui-même était un grand fumeur… Pourtant, ce jour-là, il fit demi-tour, et mes rêves s’évanouirent sur le chemin du retour.
Ce refus fut l’une des rares décisions de mon père que je vécus comme une injustice. À mes yeux, il n’y avait rien de rationnel. Pour moi, la musique était une élévation de l’âme et de l’esprit ; pour lui, elle n’était qu’un risque de distraction, voire de perdition. Mais c’était ainsi : dans la génération de mes parents, les études primaient sur tout. Les loisirs étaient tolérés seulement s’ils servaient la discipline, et le sport fut le seul à échapper à cette règle.
À l’adolescence, j’avais aussi peu d’amis. Ce n’était pas tant un choix de ma part que la conséquence des craintes de ma mère, qui redoutait les mauvaises influences et préférait nous tenir éloignés de ce qu’elle appelait « la rue ». Pour elle, la meilleure protection consistait à canaliser notre énergie ailleurs. C’est ainsi que le sport est devenu une évidence. Natation, tennis ou d’autres activités physiques : peu importait la discipline, l’essentiel était que nous soyons occupés, encadrés et préservés des dérives possibles. Avec le recul, je crois que c’était sa manière de nous protéger, tout en nous transmettant un goût pour l’effort, la discipline et le dépassement de soi.
Au collège, une rencontre marqua aussi profondément ces années : celle de mon ami orphelin de père et pupille de la nation. C’était un véritable génie des mathématiques, brillant au point de rendre simples les exercices les plus ardus. Il me stimulait sans cesse, et je relevais ses défis avec l’envie secrète de ne jamais me laisser distancer. Cette émulation intellectuelle fut pour moi une précieuse source de motivation. Je l’admirais profondément, et nous avons gardé un lien au fil des années.
Puis la vie nous a séparés. Mais le destin, malicieux, a fini par nous réunir bien plus tard, à Seattle. Lui, en tant que vice-président de Boeing. Moi, en tant que vice-présidente de la région des Pays de la Loire. Un titre similaire pour deux trajectoires très différentes. Nous nous sommes retrouvés avec une émotion immense, comme si nos défis d’adolescents avaient trouvé là une forme d’accomplissement inattendue.
À travers ces expériences, je mesurais déjà la force des limites imposées à mes rêves, mais aussi l’exigence qui allait me porter plus tard. Je ne comprenais pas encore que ce carcan, aussi frustrant soit-il, forgeait aussi ma ténacité.
Cette adolescence, faite de rêves brisés et d’enseignements silencieux, m’a appris une chose essentielle : on peut se relever de chaque déception, trouver une autre voie, transformer la frustration en moteur. Je ne le savais pas encore, mais bientôt, ma vie allait basculer. Car mes parents, lucides sur les limites d’Oujda et soucieux de nos ambitions, allaient prendre une décision majeure : quitter notre ville natale pour Rabat, la capitale, et offrir à leurs quatre enfants un nouvel horizon.
Après Oujda, Rabat représentait presque un autre monde. Quand mes parents décidèrent de déménager à la fin de ma seconde, ce fut à la fois un arrachement et une promesse. Ma mère voyait bien que rester à Oujda risquait de freiner nos ambitions, et mon père, lui, voulait se faire un nom par lui-même, loin de l’ombre protectrice mais parfois pesante de son propre père.
L’arrivée à Rabat fut un véritable changement d’univers. Dès les premiers jours au lycée, je compris que tout était différent. Le dialecte, la mentalité, les codes. On nous appelait « les Oujdis », et cette étiquette soulignait d’emblée notre différence. Même à l’intérieur d’un même pays, je découvrais les contrastes culturels : Rabat respirait une certaine aisance, une ouverture plus mondaine, parfois un peu distante. Nous, les enfants d’Oujda, arrivions avec notre accent, notre simplicité, nos habitudes.
Pourtant, l’adaptation se fit sans heurt. Ces deux années à Rabat furent linéaires, presque trop parfaites. Tout semblait s’emboîter comme les pièces d’un puzzle. Je travaillais avec régularité, j’avais confiance en mes capacités, mes parents comptaient sur moi. Le concours de médecine se présentait comme une étape logique, presque naturelle, de ce parcours sans faute.
Mais la vie se charge parfois de nous rappeler qu’elle n’obéit pas toujours aux plans que l’on prépare. Ce que je croyais être l’aboutissement d’un chemin tout tracé allait se transformer en un premier coup du destin : un demi-point manquant, et avec lui, le basculement de tout un avenir.
Chapitre 5 : L’échec d’un demi-point
Le concours de médecine représentait pour moi bien plus qu’un simple examen. C’était l’aboutissement d’années de travail, mais aussi le rêve projeté par mes parents. Pour eux, comme pour tant d’autres familles marocaines, il n’y avait qu’un symbole de réussite sociale : devenir médecin. C’était l’assurance d’une vie honorable, d’une reconnaissance sociale, d’un avenir sécurisé.
Le jour de l’épreuve, je me souviens de l’amphithéâtre immense, plein à craquer, où le silence pèse comme une chape de plomb. Par un hasard dû au classement alphabétique, je suis assise juste à côté de mon frère aîné, lui aussi candidat. C’est rassurant, presque réconfortant, de le savoir là, à mes côtés, dans ce moment décisif.
Tout semble limpide, jusqu’à ce fameux exercice de chimie. Je me retrouve bloquée, incapable d’avancer, le cœur battant à tout rompre. La panique m’envahit. Mon frère, remarquant mon désarroi, veut m’aider discrètement. Je le vois esquisser quelques lignes, prêt à me montrer le début de la solution, se mettre en danger pour moi. Mais, tétanisée par ma rigueur intellectuelle, je n’ose pas regarder sa copie.
Quand les résultats tombent, la sentence est brutale : il me manque un demi-point pour franchir la barre de l’admissibilité. Une poussière sur une copie, et pourtant, un gouffre qui s’ouvre sous mes pieds. Mon frère, lui, réussit le concours… à un demi-point près. Là où j’échoue, il franchit la barre, avec un écart infime qui change tout. Mais je ne ressens ni jalousie, ni rancune. Au contraire, je suis heureuse pour lui, fière de le voir réaliser ce rêve qui était aussi un peu le mien. Mes parents, malgré leur déception pour moi, partagent cette fierté : au sein de notre fratrie de quatre enfants, il sera finalement le seul à devenir médecin.
Je vécus cet échec comme une déchirure. Pendant des jours, j’eus l’impression que ma vie s’arrêtait là. Je ne voyais plus rien devant moi, sinon le vide. À dix-huit ans, tout paraît absolu, définitif.
Avec le recul, je comprends combien cette épreuve a été fondatrice. Sur le moment, je n’y ai vu qu’injustice et douleur. Mais cette déviation du chemin « tout tracé » fut en réalité une chance. Car ce concours raté m’a libérée, même malgré moi, du regard de ma mère que je cherchais encore à satisfaire avant de penser à mes propres désirs. À dix-huit ans, on ne sait pas encore que l’essentiel est parfois de suivre sa propre voie, pas celle que les autres ont rêvée pour nous.
Cet échec fut ma première confrontation avec le destin, imprévisible et parfois cruel.
Mais il fut aussi, à long terme, une leçon d’humilité et de résilience. J’appris que rien n’est jamais acquis, que la réussite ne se mesure pas toujours à la première marche franchie, et que les détours peuvent parfois mener plus loin que les routes toutes droites.
Lorsque je pleurais encore ce rêve brisé, une autre voie s’ouvrit à moi, presque par hasard, au gré d’une conversation. Un ami de mon père, fonctionnaire au ministère de l’Agriculture, s'inquiétait de me voir désespérée et sans perspective. Il évoqua l’existence d’échanges étudiants avec la Tunisie, et la possibilité d’obtenir une bourse pour intégrer une école d’ingénieurs en agroalimentaire.
Un mot, une piste, une chance. Je n’avais jamais imaginé un tel destin pour moi, mais je n’avais pas non plus le choix : il fallait avancer. Et c’est ainsi que, quelques mois après avoir vu mon rêve de médecine s’effondrer, je m’apprêtais à prendre l’avion pour la première fois de ma vie, direction Tunis.
Chapitre 6 : Le premier envol
Quitter le Maroc pour poursuivre mes études en Tunisie fut un bouleversement. Pour la première fois, je quittais le cocon familial, les rues familières d’Oujda et, plus récemment, celles de Rabat. Mais surtout, c’était la première fois que je prenais l’avion. Depuis mes douze ans, l’avion a pour moi une aura particulière. Cette année-là, mes parents organisaient leur premier voyage à l’étranger : la France, et par avion. Mon père, n’ayant pas les moyens de payer six billets, demanda à ma mère de choisir deux enfants. Elle choisit les deux plus jeunes, et je restai avec mon frère aîné. Voir mes cadets s’envoler fut une déception, mais pas une frustration. Plutôt une attente. Je me dis simplement : « Un jour, moi aussi, je prendrai l’avion. »
Ce premier vol vers la Tunisie fut pour moi une révélation. Là où certains développent une peur de l’avion, ou le rejettent aujourd’hui pour des raisons écologiques, ma relation avec lui n’a jamais été conflictuelle. Pour moi, il restera toujours associé à ce rêve d’enfant longtemps différé, à ce moment où mes cadets se sont envolés pour la France alors que je restais au sol. Monter à bord, sentir le sol s’éloigner et le ciel s’ouvrir devant moi, ce fut accomplir une promesse silencieuse faite à la petite fille que j’avais été. L’avion n’était pas une menace ni un mal, mais un symbole d’émancipation, de liberté et d’ouverture au monde.
Nous étions au milieu des années 1990, et la Tunisie entamait une nouvelle ère après le coup d’État de Ben Ali. Je découvrais un pays à la fois proche et différent. Proche par la langue, la culture, certains codes du quotidien, mais si différent. Je me souviens de mes premières courses dans les magasins. Trouver une banane était un luxe ; un fruit banal chez moi, devenu ici un petit trésor. Dans les rayons, il n’y avait presque que des produits nationaux, bien loin de l’ouverture du marché marocain déjà investi par des multinationales. Cette rareté m’apprit à apprécier les petites choses, à les savourer.
Et puis, il y avait cette autre facette de la Tunisie : celle d’un pays pionnier dans certains domaines. Bourguiba y avait interdit la polygamie dès les années 1950, et les femmes étaient massivement instruites. Ce contraste frappant avec le Maroc, où plus de soixante pour cent des femmes étaient encore analphabètes, m’interpella. Moi qui avais grandi en posant des questions sur la polygamie, sur l’injustice de l’héritage, je voyais là un exemple concret d’un autre chemin possible.
Ces années d’études à Tunis furent exigeantes. J’avais intégré l’ESIAT (École Supérieure des Industries Alimentaires de Tunis), des études que je découvrais presque par hasard, mais qui allaient définir toute ma carrière. Loin de Rabat et de ma famille, j’y ai appris la vie d’adulte, à la dure. Les commodités étaient rares, mais la chaleur humaine réconfortante. Je m’y suis fait des amis précieux, dont une amie intime qui est encore dans ma vie aujourd’hui.
De Tunis, je garde le souvenir d’un peuple joyeux, accueillant, profondément attaché à son pays. Les Tunisiens m’ont appris la résilience, la dignité dans la sobriété, et l’égalité vécue comme un acquis presque naturel entre les hommes et les femmes.
Et surtout, j’en repartis avec un diplôme d’ingénieur agroalimentaire en poche. Ce qui, quelques années plus tôt, m’avait semblé un plan B, une voie de consolation après mon échec en médecine, devint en réalité la fondation de tout mon avenir professionnel.
Mais au fond de moi, un autre rêve persistait : celui de la France !